Southern Lights

Southern Lights

Johnny Hawaii

 

Note : 7/10
Label : Hands In The Dark / La Station Radar
Année : 2013

Fort de ce premier disque aux sillons inondables, Johnny Hawaii perpétue l’été sur cinq plages de sable fin.

L’eau est partout. Elle coule dans les veines du Marseillais Olivier Scalia, alias Johnny Hawaii, et immerge les sillons de Southern Lights, son premier disque pressé en édition limitée à 300 exemplaires et qui semble être fait d’un alliage particulier à mémoire de forme. Ce matériau, c’est le vinyle qui semble se souvenir comme par bribes de l’unique point tangible entre ce qu’il y eut et ce qu’il y a.

La matière vinyle ressasse, en introduction, le roulement des vagues et la rythmique ici fantomatique et fantasmée d’un des premiers hits de la surf music : « Bustin’ Surfboard » des Tornadoes. C’est évidemment un clin d’œil assumé, et dès lors Southern Lights dévoile sa propre structure : cinq longues plages instrumentales qui débutent par « The Parrots Are Not What They Seem (They’re Just Pigeons On Acid) », en lice cette année pour le titre de morceau le plus hallucinogène.

« Driving Through the Jungle » lève les voiles et s’éloigne du littoral brumeux pour enfin oser s’aventurer au soleil,  flânerie sonore dans une jungle aussi imprécise qu’avenante. Bien que, semble-t-il, aucun instrument synthétique n’ait été utilisé, « Canoeing Down a Quiet River » suggère les travaux ambients de Brian Eno, sur lesquels aurait été adjointe une batterie lancinante. De son côté, « Inner Beach » s’articule autour de deux syllabes incompréhensibles (On croit entendre “I won’t” mais rien n’est moins certain) et d’arpèges lumineux. Encore une fois, opacité et limpidité coexistent sans heurt. Enfin, « Psychic Suntan » baigne dans des eaux hautement psychédéliques, à croire que les plages marseillaises ressemblent à s’y méprendre à celles de la Californie.

Southern Lights fait partie de ces disques sentimentaux qui savent insuffler quelques points lumineux et bienveillants dans les vapeurs des réverbérations fuyantes. Johnny Hawaii possède l’art de manier les longueurs sans trop faire languir, l’art de laisser les mélodies s’épanouir sous les incessants ressacs, comme autant d’échos d’un passé altéré.

Chronique parue sur Bong Magazine

Dreams in the Rat House

Dreams in the Rat House

Shannon & the Clams

 

Note 8/10
Label : Hardly Art
Année : 2013

Peu de groupes gagnent brillamment leur aller-retour pour les 50′s, Shannon & the Clams font partie de ceux-là.

Il est des groupes insatisfaits du temps présent, affamés d’antiques accords et vénérables arpèges, des artistes qui lorgnent invariablement vers le passé, revisitent et se réapproprient tout un pan de l’histoire du rock à réverbération. Certains échouent, par trop de maniérisme ou par mimétisme beaucoup trop apparent. Et d’autres séduisent, presque insolemment. À l’évidence, Shannon & the Clams, trio d’Oakland composé de Shannon Shaw (initialement bassiste des Hunx and His punx), Cody Blanchard et Ian Amberson, semble être en possession d’une glorieuse machine à remonter le temps, de celles qui permettent d’extorquer quelques divines mélodies à Buddy Holly, d’invoquer la délicatesse lacrymale des Shangri-Las ou de chaparder la hargne insatiable de Billy Childish, autre héros garage des temps modernes.

Dreams in the Rat House, troisième album du groupe est une sorte de compendium de morceaux manifestement écrits dans les années 50, frôlant aisément dans ses meilleurs moments une certaine perfection rockabilly. La production sonore, les effets employés sur les voix ou le timbre des peaux de batterie sont autant d’éléments issus des meilleurs grimoires du temps jadis. Les deux premiers morceaux de l’album, «Hey Willy» et «Rip Van Winkle», évoquent immédiatement les planches de surf, les Wayfarers et les bouteilles de bière couchées sur le sable.

De son côté, « Ozma » est un des moments les plus remarquables de la première partie du disque. Les paroles y sont empreintes d’une poésie particulièrement tordue : «I can see you floating through stardust, happy and fat again. / Did I see you in my dreams? You’ve regrown all your teeth. / And my mom thinks while she’s gone, chasing rabbits all day long ». « The Rabbit’s Nose » entame une trilogie de morceaux impeccables, de ceux qui achèvent de révéler le caractère rétro-futuriste, et par définition intemporel, de ce disque. « Heads and Tails » en est très certainement le point d’orgue. Le pont de ce morceau, bref moment où les chœurs solitaires s’élèvent parmi les soubresauts rythmiques, baigne dans une poignante lueur harmonique. Enfin, la ballade « Unlearn » recèle, au sein de ses couplets, une mélodie à l’élégance rare. « I Know » conclut le disque par une outro vorace, immédiatement suivie par une irrépressible envie de remettre le disque.

Il est rare qu’un groupe puisse assimiler toute une poignée de genres, les ingurgiter et en dégager ce je-ne-sais-quoi d’excitant. Avec Dreams in the Rat House, fourmillement de mélodies remarquables et ô combien entêtantes, Shannon & the Clams se pose, fier et altier, comme digne successeur du son américain des années 50.

 Chronique parue sur Bong Magazine

Open The Crown

Open The Crown

Arrington de Dionyso’s Malaikat dan Singa

 

Note 7,5/10
Label : K Records
Année : 2013

Derrière le nom barbare de Dionyso’s Malaikat dan Singa se cache une thérapie de groupe et des pratiques sonores occultes.

Arrington de Dionyso a fait ses armes pendant dix ans au sein du groupe noise rock Old Time Relijun dont les derniers enregistrements datent de 2007. Le meilleur album du groupe, Lost Light (2004), est un disque fiévreux à l’haleine chargée de mezcal dont le morceau de bravoure est le lancinant et diablement narcotique « Cold Water ». Depuis, Arrington n’a absolument rien perdu de sa troublante superbe.

Après deux albums enregistrés en solo et uniquement en indonésien (langue apprise spécialement pour l’occasion), Arrington de Dionyso’s revient avec Open The Crown, sur lequel sa langue natale se mêle cette fois aux récitals asiatiques. L’occasion d’un disque multi-frontières aux contrées vastes et probablement aussi imaginaires que les lignes qui les séparent.

Le groupe accompagnant Arrington, les démentiels Malaikat dan Singa (“anges et lions” en français), s’approprie les instruments conventionnels du rock ainsi qu’une clarinette basse et un Echoplex pour ouvrir une voie aux hallucinations fiévreuses de son leader, tels des délires délivrés dans un imbroglio de déclamations, grognements et jeux de gorges. Puisant dans certains rituels vocaux de peuples visibles ou invisibles, Arrington et ses illuminés tissent donc un lien unique entre la musique occidentale et toutes sortes de pratiques occultes.

L’album débute par « I Feel the Quickening ». Quatre notes de guitare circulaires, des percussions saccadées et un orgue endiablé sont là pour poser l’ossature : la répétition, puisqu’hypnotique, est un des leitmotivs de ce disque. « I Create in the Broken System », étonnant raggamuffin brinquebalant, est suivi du lent et sournois « There Will Be No Survivors », sur lequel la voix d’Arrington sonne étrangement comme celle d’un Ian Curtis redescendu sur terre pour prêcher la gloire d’un obscur dieu déchu.

De son côté, « The Akedah (The Moon is Full) » apparaît comme un un cheminement vers l’extase, un mantra lunaire dont les mots et les sons semblent être issus de séances d’écriture automatique. Pendant sept minutes, « Halilintar (versi Jatilan) » déroule son rythme kraut extatique sur lequel on imagine très bien Arrington en état second, les yeux révulsés, le corps tendu vers le ciel. Enfin, « I Manipulate the Form’d and the Formless », qui clôt le disque, est un rap mutant d’une autre sphère, dont les pseudo-samples pourraient être tirés de la B.O imaginaire d’un livre signé Lovecraft.

Par son caractère hautement primitif, Open The Crown est un digne héritier des grands disques aliénés de Captain Beefheart. Un album mystique au sens premier du terme, un conglomérat sonore empreint de rituels fantastiques et de choses secrètes. Sombrer dans ses méandres, c’est être possédé. À deux doigts de l’exorcisme intra-auriculaire.

Open The Crown s’écoute et se télécharge sur le Bandcamp du groupe ou s’achète sur le shop de K Records.

Chronique parue sur Bong Magazine

Lost Wonderfuls

Lost Wonderfuls

Skating Polly

 

Note 8/10
Label : SQE
Année : 2013

Kelli Mayo et Peyton Bighorse sont demi-sœurs et ont 30 ans. À elles deux. Kelli a 13 ans, Peyton en a 17. Ces deux là forment le groupe Skating Polly et viennent de sortir Lost Wonderfuls, leur (déjà) deuxième album. Il faut dire que la benjamine du groupe venait d’avoir 10 ans à la sortie de Taking Over The World, leur premier album paru en 2010 sur lequel les morceaux, entre comptines dégénérées et hymnes punk rock, sonnaient comme des ébauches de ce qui était à venir sur Lost Wonderfuls. La chose peut paraître anodine : ce sont deux gamines follement éprises (elles le disent elles-mêmes) de Bikini KillBabes in ToylandBeat HappeningKimya Dawson et Nirvana, et ça se sent. Les codes du rock alternatif sont parfaitement digérés : tout droit sortie des années 90, la musique des Skating Polly dégouline de power chords et le nombre d’accords utilisés dans chacun des morceaux peut se compter sur les doigts d’une seule main mais, hey, c’est ça qui nous plaît. Rapidement repérées par Exene Cervenka du groupe X et par Kliph Scurlock, le batteur des Flaming Lips, qui ont respectivement produit et mixé Lost Wonderfuls, les Skating Polly ont fait la première partie d’artistes à faire pâlir les gamin(e)s que nous étions quand nous avions leur âge : DeerhoofHolly Golightly, ou Band of Horses. Une vidéo dans laquelle Exene Cervenka et les deux filles expliquent le processus d’enregistrement est d’ailleurs disponible ici.

On n’est ici ni dans la violence du mouvement riot grrrl ni dans la saleté du grunge : c’est tout cela à la fois. Skating Polly assimilent dans leurs jeunes cerveaux tout un pan du rock indépendant américain pour y instiller leur imaginaire particulier et composer des morceaux formidables de simplicité. Sur ce disque, les voix des deux jeunes filles sont tout à fait complémentaires : Kelli aux cordes vocales néophytes peut se permettre de pousser des cris incroyables, et Peyton possède un grain plus grave aux chouettes trémolos. Le morceaux introductif est un faux-semblant tout en douceur, une comptine de moins d’une minute en préambule à toute une série de petits et grands tubes en puissance : « In My Head », « Blue Obvious » ou encore « Lost Wonderfuls » auraient tout à fait pu avoir leur place sur la grille de programmation d’une radio alternative Américaine circa 1994. Il y a surtout sur cet album un instant parfait : le tryptique « Carrots » / « Kick » / « Placer ». « Carrots » et son refrain si espiègle qu’il en devient presque mystique (« Carrots, they’re green on the top but they’re orange at the bottom ») est impeccable et peut rester, c’est un risque, en tête toute la journée. « Kick », qui rappelle les Breeders à l’époque de leur premier album Pod, est une belle et frêle ballade soudée à « Placer », sa siamoise électrifiée.

Il n’est pas évident de sortir un album à ce point référencé et pour autant frais et franc et, en ce qui concerne cette incontestable et irrésistible naïveté, l’âge des membres du groupe y est certainement pour quelque chose. L’air de rien, à force d’écoutes, la plupart des morceaux font preuve d’une véracité mélodique exemplaire et totalement imparable ; c’est un disque en forme d’accroche-cœur, de ceux qui raviront les nostalgiques des 90s, et qui par dessus le marché extasieront les passionnés de binarité facétieuse et de riffs conquérants.

Chronique parue sur Goûte Mes Disques

Big Inner

Big Inner

Matthew E. White

 

Note 9/10
Label : Domino
Année : 2013

Sorti au beau milieu de l’année dernière sur le label Hometapes, le premier album de Matthew E. WhiteBig Inner (malicieux jeu de mot avec « Beginner ») paraît ces jours-ci en Europe chez Domino Records. Dans une interview donnée à RVA Magazine en 2011 (ce qui confirme la justesse de cette théorie mise en pratique sur son album), White affirme être amoureux transi des grosses sections de cuivres et de cordes. Il déclare également vouloir calquer son processus d’enregistrement aussi bien sur le dub jamaïcain (pour ses expérimentations sonores) que sur la Motown, Stax ou Atlantic Records par l’omniprésence d’un house band, ce groupe résident qui participe exclusivement à l’enregistrement des tous les disques du labels.

De fait, dès la première écoute de Big Inner, l’abandon passionnel et rigoureux à ce postulat se révèle être tout à fait gagnant en termes de production et d’élégance sonore. Les arrangements sont subtilement boisés et cuivrés et les paroles baignent dans un lexique religieux et solennel.  Une quasi-constance tout au long des sept morceaux qui composent un album où il est essentiellement question d’amour, de mort, des ténèbres et du paradis, mais aussi de grogs au whisky et du Brazos, le plus grand fleuve du Texas.

Au contraire de certaines des plus puissantes voix soul afro-américaines (James CarrWilson Pickett ou encore Lee Moses), Matthew E. White tisse sa foi sous des murmures et des violons mixés très loin en arrière-plan. Bien loin de tout maniérisme, White met du coeur à l’ouvrage pour offrir à son auditeur ses douces tempêtes musicales. Car au-delà de la très belle production de ce disque, c’est avant tout sa charpente mélodique qui laisse rapidement pantois. Big Inner n’est pas un concept album au sens communément entendu, mais il en possède tous les atours: des premières et infiniment douces mesures de l’inaugural « One of These Days » à « Brazos », cathartique cathédrale sonore d’une durée de 10 minutes, ce disque est gorgé de ballades savamment orchestrées (« Will You Love Me » ou « Gone Away ») et de brillants morceaux uptempo (« Big Love » et « Steady Pace »).

Héros soul à barbe du 21e siècle, Matthew E. White produit avec Big Inner une des plus belles orfèvreries que l’on ait pu écouter ces dernières années. Un album à ranger aux côtés de What’s Going On de Marvin Gaye pour la verve religieuse, de Nixon de Lambchop ou encore du premier album de Bill Fay pour la clairvoyance architecturale des arrangements. Big Inner inspire, expire et transpire une certaine majesté, ou plus exactement une richesse puisée dans les plus grandes heures de la musique soul, gospel et folk. Bref un disque totalement et éperdument américain.

Chronique parue sur Goûte Mes Disques