Bish Bosch

Bish Bosch

Scott Walker

 

Note 9/10
Label : 4AD
Année : 2012

Bish Bosch. Deux syllabes. L’une est une pute, l’autre un peintre batave du 15ème siècle. Ce n’est pas un rébus, encore moins une énigme, même si un mystère insondable règne sur la discographie de Scott Walker, et ce depuis Tilt sorti en 1995. TiltThe Drift (2006) et Bish Bosch forment selon Walker une trilogie. C’est une évidence formelle et esthétique en regard de ses disques sortis dans les années 60 aux titres éponymes, dont les troisième et quatrième de la lignée, truffés de torch songs, font partie des plus belles merveilles conçues à ce jour. Des morceaux tels que « It’s Raining Today », « Rosemary », « Boy Child » ou « The Old Man’s Back Again (Dedicated to the Neo-Stalinist Regime) » affectent inaltérablement les conduits auditifs de tout amateur de pop qui se respecte.

L’oeuvre de Scott Walker, si l’on considère ses travaux les plus remarquables, est un édifice bipolaire. Là où la lumière régnait autrefois largement, ses derniers disques se teintent de motifs musicaux menaçants et d’un glossaire torturé. Les neuf morceaux de Bish Bosch sont un labyrinthe lexical et musical au sein duquel les thèmes se bousculent et s’écorchent. Les paroles (ou devrait-on plutôt les nommer « déclamations » ou « palabres ») semblent issues de longues sessions d’écriture automatique, mais il n’en est probablement rien, car bourrées d’allusions historico-médico-philosophico-géographiques toutes plus obscures les unes que les autres. Sur Bish Bosch, les compositions ne sont pas exactement des morceaux, et l’on peut encore moins utiliser le terme de « chanson » pour décrire cette musique.

De la rythmique épileptique de l’introduction de « See You Don’t Bump His Head » aux dernières notes de « The Day the “Conducator” Died (An Xmas Song) », reproduisant « Jingle Bells », ce disque est la partition d’un Neverland névrosé et inébranlable. Il y a sur « Pilgrim » des incantations cryptiques, il y a des émissions de gaz intestinaux sur « Corps De Blah », une improbable samba sur « Phrasing ». Il y a du grotesque, de l’ubuesque et la frontière entre le bon et le mauvais goût est parfois effleurée. Mais il y a avant tout une puissance d’exécution et de production, d’audacieuses trouées parmi cet imbroglio sonore, à l’instar du massif « SDSS14+13B (Zercon, A Flagpole Sitter) » aux multiples facettes : Scott Walker hurle, sa voix est dédoublée comme possédée par un alien innommable sur un des moments les plus violents de ce disque.

« If you’re listening to this, you must have survived », annonce Walker sur « Dimple », le sixième morceau du disque. Et pourtant, Bish Bosch est loin d’être inaudible. Si cauchemardesque et intense qu’il soit, cet album prolonge admirablement cet audacieux microclimat musical établi par Scott Walker depuis Tilt.

Chronique parue sur Goûte Mes Disques

MISC. DISC

MISC. DISC

Aldous R. H.

 

Note 7/10
Label : Enfer Records
Année : 2012

Les Mancuniens d’Egyptian Hip Hop, grands gagnants du concours de l’appellation de groupe la plus contradictoire de tous les temps, après quelques singles parus en 2010, dont « Wild Human Child », prévoient leur retour cette année sur R&S Records. Si le groupe manoeuvre une pop angulaire aux rythmiques ciselées, leur chanteur et multi-instrumentiste Alexander Aldous Robinson HewettAldous R. H. pour les intimes, oeuvre du côté de la lo-fi sur MISC. DISC, son album solo paru en vinyle sur le tout jeune label français Enfer Records. La lo-fi, un bien grand mot aujourd’hui, est admirablement définie par Jonathan Maier en 1999 comme étant, en définitive, la recherche d’une esthétique honnête, où la désinhibition et la spontanéité sont les tenants et les aboutissants.

L’album a été enregistré dans les mêmes conditions que McCartney II de Paul McCartney, dans un laps de temps très court (le mois de juin 2012) et avec les moyens du bord. Mais l’analogie entre les deux disques s’arrête là : à part quelques embardées expérimentales (le quasi électro-pop « Temporary Secretary » ou le krautrock « Front Parlour »), McCartney II reste, en terme de production et d’écriture, tout a fait raisonnable.

Mais n’allons pas plus loin dans la conceptualisation de la musique et écoutons ce que nous offre ici Aldous R. H. : un album libéré de toutes contraintes sur lequel, enfouies sous les « tape hiss », la production minimale, les claviers vintage et la batterie bringuebalante, se cachent quelques remarquables perles. Les couleurs soniques rappellent R. Stevie Moore ou encore Ariel Pink à ses débuts, et la tessiture vocale d’Aldous R. H. évoque celle de Bradford Cox de DeerhunterMISC. DISC est un album concis, une mosaïque constante de styles dont les grands moments sont ce « Watering, I » à la mélodie pop ingénieuse et aux ponts soyeux, l’entraînant « Sunrise Distributors », le dronesque et minimaliste « Reverie for Rev. F Yongo » et, enfin, cette ballade romantique qu’est « Love Is Inside You ».

Dépouillé, presque primitif, mais surtout sincère, MISC. DISC est un disque dont les miscellanées musicales raviront les oreilles buissonnières et insoumises.

Chronique parue sur Goûte Mes Disques

Life Is People

Life Is People

Bill Fay

 

Note 8/10
Label : Dead Oceans
Année : 2012

Il y a maintenant plus de quarante ans, Bill Fay sortait deux grands albums: un album éponyme en 1970 et, l’année suivante, Time of the Last Persecution. Deux disques et deux teintes complémentaires: le premier se dressait fièrement sous la richesse des cordes et cuivres (il suffit d’écouter « The Sun Is Bored » ou « Methane River » pour se prendre en pleine face la haute teneur des arrangements), tandis que le second baignait dans un classicisme folk-rock sans faille.

Puis le vide, jusqu’à la sortie la même année, en 2004, d’une compilation d’inédits, From the Bottom of an Old Grandfather Clock, et de Tomorrow Tomorrow and Tomorrow, album initialement enregistré entre 1978 et 1981, légèrement progressif dans ses orchestrations rappelant Pink Floyd période Wish You Were Here et aux compositions toujours aussi remarquables – le morceau final, « Isles of Sleep », est d’une beauté à pleurer. Enfin, en 2009 est sorti le double album anachronique Still Some Light, scindé entre un premier disque compilant des morceaux enregistrés au début des années 70, et un second disque bourré jusqu’à la moelle de morceaux inédits enregistrés à la maison, sur lesquels Bill Fay semble brûler toutes ses cartouches.

Life Is People, son nouvel album, est le premier enregistré en studio depuis quatre décennies. Joshua Henry, le producteur du disque qui a grandi en écoutant les vinyles de Bill Fay de son père, a tout simplement demandé à l’artiste s’il voulait enregistrer un nouvel album, lequel a accepté. De nouveaux visages se sont greffés à cette affaire musicale: entre autres, deux musiciens ayant joué sur Time of the Last Persecution, un chœur gospel, un quatuor à cordes et Jeff Tweedy, tête chercheuse de Wilco.

En substance, ce disque est une œuvre à la production soyeuse. La force de composition de Bill Fay ne s’est pas estompée sous la patine du temps. Tour à tour mystique de par la thématique religieuse de certains textes et atemporel (à part la production soignée très ancrée dans notre temps, cet album aurait tout à fait pu être composé par Bill Fay à ses débuts), Life Is People puise sa force, dès les premières notes de piano de « There Is a Valley », dans une exigence mélodique quasi monastique. « Big Painter », inquiétant par ses volutes menaçantes de violoncelle empruntées à Arvo Pärt, conquiert le cœur de l’auditeur: la musique de Bill Fay est toujours aussi essentielle. Le clair-obscur caractérise la progression de cet album: l’entraînant « This World », sur lequel Jeff Tweedy accompagne Fay, est suivi par le doux et rédempteur « Healing Day ». « Be at Peace With Yourself » est l’un des grands moments de ce disque, avec des chants gospel qui se fondent dans une composition humaniste. La reprise de Wilco, « Jesus, Etc. », donne le coup de grâce: accompagné uniquement de son piano, il fait reprendre haleine à ce morceau et le transpose en une magnifique ballade. « Cosmic Concerto (Life Is People) », porte son thème hypnotique sur presque huit minutes, culminant sous un déferlement de cordes. L’album s’achève sur « The Coast No Man Can Tell » et des paroles bien à propos : « It’s time to leave and say goodbye, at least for now ».

Life Is People est un disque empreint de générosité et de renoncement, deux caractères forcément antagonistes sans pour autant être excentriques. Bienveillante et sincère, portée par un homme humble, la musique gravée sur ce disque rehausse la discographie de Bill Fay, qui demeure une collection exemplaire de songwriting pop.

Chronique parue sur Goûte Mes Disques

America

America

Dan Deacon

 

Note 8/10
Label : Domino
Année : 2012

C’est un fait, Dan Deacon est un doux dingue. Ce mot-valise est peut-être le meilleur terme pour caractériser la musique du barbu aux grosses lunettes et aux mille et une idées. La douceur réside dans la clarté de certaines mélodies (le diptyque « Snookered » / « Of the Mountains », sur Bromst, en est l’illustration idéale). Quant au caractère dingue de Deacon, l’intégralité de sa discographie fait jurisprudence, sous la forme, principalement, d’un synthétisme frénétique accompagné d’une voix de cartoon sous acide.

America, nouvel album paru chez Domino, ne déroge pas à la règle. Le grain de folie est toujours là, mais une certaine tempérance apparaît, à la lueur des précédents disques de l’Américain. Les morceaux sont plus concis : là où six titres de Bromst dépassaient la barre des six minutes, ce n’est ici le cas que pour deux. Du point de vue de l’orchestration, l’approche se distingue sous l’épaisseur synthétique par l’apparition de violons et de cuivres. Morceau d’ouverture instrumental et quasi punk, « Guilford Avenue Bridge » reproduit en son sein, sur un thème de banjo, le phasage/déphasage cher à Steve Reich, compositeur cité avec respect à plusieurs reprises sur America. « True Thrush », « Lots » et « Crash Jam » sont conformes aux attentes: de fiers amoncèlements de couches sonores, et le timbre de voix rappelant par moments la nonchalance d’un James Murphy de feu LCD Soundsystem. « Prettyboy », dont le motif mélodique apparaît comme une évidence, est quant à lui couronné par de superbes envolées de cordes, préfigurant ce qui va suivre sur la seconde partie du disque.

La suite « USA », gravée sur la seconde face du disque, est un long pamphlet de 22 minutes découpé en 4 morceaux distincts, sans temps mort. C’est le tour de force de l’album, quasiment instrumental et révélant, sous diverses physionomies, les démons et mythes des États-Unis d’Amérique, du moins tels que l’entend Dan Deacon. Ce qu’il entend, ce qu’il perçoit de son pays, c’est une vision minimale et maximale (termes si caractéristiques de sa musique), une appréhension micro/macro-musicale.

Au détour des thèmes de cet ouvrage, Dan Deacon emprunte aux grands compositeurs modernes Américains, tels que Steve Reich ou Terry Riley. Un emprunt rappelant un autre disque dédié, particulièrement, à un état du pays: Illinoise de Sufjan Stevens qui lui aussi puisait, sur certains morceaux, dans les pulsations des compositions de Reich. Le thème principal de la suite « USA » est d’une beauté lumineuse, taillé dans les cordes et cuivres. Construite en forme de montagnes russes, elle débute dans le bruit et la fureur des rythmes et bouillonnements synthétiques, s’étire sur deux mouvements sans s’essouffler pour, dans la troisième partie intitulée « Rail », respirer sous l’inspiration évidente d’une composition de Reich, « Different Trains ». « USA » tisse des pleins et déliés, organise et superpose, à l’aide de contrepoints, une métaphore inédite de la géographie des États-Unis.

Sous le microcosme du chahut de ses 9 compositions, America flatte l’égo de toute une contrée, captive par ses détournements, et conquiert sa place parmi les grands disques de la rentrée.

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Swing Lo Magellan

Swing Lo Magellan

Dirty Projectors

 

Note : 7/10
Label : Domino
Année : 2012

Depuis près de dix ans, les Dirty Projectors font preuve d’une hardiesse toujours renouvelée. Leurs deux derniers albums, Rise Above paru en 2007 (où le groupe réenregistrait de mémoire un album de Black Flag et recréait à sa façon l’esthétique rock hardcore des années 80), et l’excellent Bitte Orca il y a 3 ans, posaient définitivement les balises de leur rock à la physionomie en trompe-l’œil : énigmatique et néanmoins faussement complexe, simultanément étonnant et accessible.

Swing Lo Magellan débute par le puissant « Offspring Are Blank », lequel, entre couplets squelettiques aux accents doo-wop et refrains massifs bâtis pour les stades, est une parfaite entrée en matière. Les morceaux titubent régulièrement : « About to Die » débute par une rythmique chaloupée, et « See What She Seeing » et « The Socialites » se greffent sur une articulation aux ligaments et jointures brûlantes et nerveuses. Une basse, une batterie et des choeurs cinglants composent à eux seuls l’armature soutenant le chant épique de David Longstreth sur « Gun Has No Trigger », premier single de l’album.

Immanquablement, il y a chez les Dirty Projectors une recherche de déconstruction, un abandon volontaire de certaines balises distinctes de la musique pop. Mais ce n’est pas pour autant une constante. De beaux morceaux à l’évidence mélodique, où les tours de passe-passe sont mis à l’écart, sont également présents sur le disque : la ballade folk « Swing Lo Magellan », le sombre « Maybe That Was It » sur lequel fait écho le fantôme de Sonic Youth, ou le morceau de clôture « Irresponsable Tune ».

Swing Lo Magellan est essentiellement un album de songwriting, comme l’avoue lui-même Longstreth, où la simplicité est assurément palpable. Ici, moins de beaux contre-chants, contrepoints et rythmiques folles dont Bitte Orca était bourré jusqu’à la moelle, et davantage de finesse. La recherche mélodique prend l’avantage sur les prouesses techniques de la guitare folle de Longstreth. C’est un disque intime, une musique de chambre mais également une superproduction aux arrangements adroitement ciselés. Nouvelle démonstration, s’il en fallait encore, de cette dichotomie qui fait de Dirty Projectors un grand groupe, et de Swing Lo Magellan un beau disque.

Chronique parue sur Goûte Mes Disques