Open The Crown

Open The Crown

Arrington de Dionyso’s Malaikat dan Singa

 

Note 7,5/10
Label : K Records
Année : 2013

Derrière le nom barbare de Dionyso’s Malaikat dan Singa se cache une thérapie de groupe et des pratiques sonores occultes.

Arrington de Dionyso a fait ses armes pendant dix ans au sein du groupe noise rock Old Time Relijun dont les derniers enregistrements datent de 2007. Le meilleur album du groupe, Lost Light (2004), est un disque fiévreux à l’haleine chargée de mezcal dont le morceau de bravoure est le lancinant et diablement narcotique « Cold Water ». Depuis, Arrington n’a absolument rien perdu de sa troublante superbe.

Après deux albums enregistrés en solo et uniquement en indonésien (langue apprise spécialement pour l’occasion), Arrington de Dionyso’s revient avec Open The Crown, sur lequel sa langue natale se mêle cette fois aux récitals asiatiques. L’occasion d’un disque multi-frontières aux contrées vastes et probablement aussi imaginaires que les lignes qui les séparent.

Le groupe accompagnant Arrington, les démentiels Malaikat dan Singa (“anges et lions” en français), s’approprie les instruments conventionnels du rock ainsi qu’une clarinette basse et un Echoplex pour ouvrir une voie aux hallucinations fiévreuses de son leader, tels des délires délivrés dans un imbroglio de déclamations, grognements et jeux de gorges. Puisant dans certains rituels vocaux de peuples visibles ou invisibles, Arrington et ses illuminés tissent donc un lien unique entre la musique occidentale et toutes sortes de pratiques occultes.

L’album débute par « I Feel the Quickening ». Quatre notes de guitare circulaires, des percussions saccadées et un orgue endiablé sont là pour poser l’ossature : la répétition, puisqu’hypnotique, est un des leitmotivs de ce disque. « I Create in the Broken System », étonnant raggamuffin brinquebalant, est suivi du lent et sournois « There Will Be No Survivors », sur lequel la voix d’Arrington sonne étrangement comme celle d’un Ian Curtis redescendu sur terre pour prêcher la gloire d’un obscur dieu déchu.

De son côté, « The Akedah (The Moon is Full) » apparaît comme un un cheminement vers l’extase, un mantra lunaire dont les mots et les sons semblent être issus de séances d’écriture automatique. Pendant sept minutes, « Halilintar (versi Jatilan) » déroule son rythme kraut extatique sur lequel on imagine très bien Arrington en état second, les yeux révulsés, le corps tendu vers le ciel. Enfin, « I Manipulate the Form’d and the Formless », qui clôt le disque, est un rap mutant d’une autre sphère, dont les pseudo-samples pourraient être tirés de la B.O imaginaire d’un livre signé Lovecraft.

Par son caractère hautement primitif, Open The Crown est un digne héritier des grands disques aliénés de Captain Beefheart. Un album mystique au sens premier du terme, un conglomérat sonore empreint de rituels fantastiques et de choses secrètes. Sombrer dans ses méandres, c’est être possédé. À deux doigts de l’exorcisme intra-auriculaire.

Open The Crown s’écoute et se télécharge sur le Bandcamp du groupe ou s’achète sur le shop de K Records.

Chronique parue sur Bong Magazine

Bish Bosch

Bish Bosch

Scott Walker

 

Note 9/10
Label : 4AD
Année : 2012

Bish Bosch. Deux syllabes. L’une est une pute, l’autre un peintre batave du 15ème siècle. Ce n’est pas un rébus, encore moins une énigme, même si un mystère insondable règne sur la discographie de Scott Walker, et ce depuis Tilt sorti en 1995. TiltThe Drift (2006) et Bish Bosch forment selon Walker une trilogie. C’est une évidence formelle et esthétique en regard de ses disques sortis dans les années 60 aux titres éponymes, dont les troisième et quatrième de la lignée, truffés de torch songs, font partie des plus belles merveilles conçues à ce jour. Des morceaux tels que « It’s Raining Today », « Rosemary », « Boy Child » ou « The Old Man’s Back Again (Dedicated to the Neo-Stalinist Regime) » affectent inaltérablement les conduits auditifs de tout amateur de pop qui se respecte.

L’oeuvre de Scott Walker, si l’on considère ses travaux les plus remarquables, est un édifice bipolaire. Là où la lumière régnait autrefois largement, ses derniers disques se teintent de motifs musicaux menaçants et d’un glossaire torturé. Les neuf morceaux de Bish Bosch sont un labyrinthe lexical et musical au sein duquel les thèmes se bousculent et s’écorchent. Les paroles (ou devrait-on plutôt les nommer « déclamations » ou « palabres ») semblent issues de longues sessions d’écriture automatique, mais il n’en est probablement rien, car bourrées d’allusions historico-médico-philosophico-géographiques toutes plus obscures les unes que les autres. Sur Bish Bosch, les compositions ne sont pas exactement des morceaux, et l’on peut encore moins utiliser le terme de « chanson » pour décrire cette musique.

De la rythmique épileptique de l’introduction de « See You Don’t Bump His Head » aux dernières notes de « The Day the “Conducator” Died (An Xmas Song) », reproduisant « Jingle Bells », ce disque est la partition d’un Neverland névrosé et inébranlable. Il y a sur « Pilgrim » des incantations cryptiques, il y a des émissions de gaz intestinaux sur « Corps De Blah », une improbable samba sur « Phrasing ». Il y a du grotesque, de l’ubuesque et la frontière entre le bon et le mauvais goût est parfois effleurée. Mais il y a avant tout une puissance d’exécution et de production, d’audacieuses trouées parmi cet imbroglio sonore, à l’instar du massif « SDSS14+13B (Zercon, A Flagpole Sitter) » aux multiples facettes : Scott Walker hurle, sa voix est dédoublée comme possédée par un alien innommable sur un des moments les plus violents de ce disque.

« If you’re listening to this, you must have survived », annonce Walker sur « Dimple », le sixième morceau du disque. Et pourtant, Bish Bosch est loin d’être inaudible. Si cauchemardesque et intense qu’il soit, cet album prolonge admirablement cet audacieux microclimat musical établi par Scott Walker depuis Tilt.

Chronique parue sur Goûte Mes Disques

MISC. DISC

MISC. DISC

Aldous R. H.

 

Note 7/10
Label : Enfer Records
Année : 2012

Les Mancuniens d’Egyptian Hip Hop, grands gagnants du concours de l’appellation de groupe la plus contradictoire de tous les temps, après quelques singles parus en 2010, dont « Wild Human Child », prévoient leur retour cette année sur R&S Records. Si le groupe manoeuvre une pop angulaire aux rythmiques ciselées, leur chanteur et multi-instrumentiste Alexander Aldous Robinson HewettAldous R. H. pour les intimes, oeuvre du côté de la lo-fi sur MISC. DISC, son album solo paru en vinyle sur le tout jeune label français Enfer Records. La lo-fi, un bien grand mot aujourd’hui, est admirablement définie par Jonathan Maier en 1999 comme étant, en définitive, la recherche d’une esthétique honnête, où la désinhibition et la spontanéité sont les tenants et les aboutissants.

L’album a été enregistré dans les mêmes conditions que McCartney II de Paul McCartney, dans un laps de temps très court (le mois de juin 2012) et avec les moyens du bord. Mais l’analogie entre les deux disques s’arrête là : à part quelques embardées expérimentales (le quasi électro-pop « Temporary Secretary » ou le krautrock « Front Parlour »), McCartney II reste, en terme de production et d’écriture, tout a fait raisonnable.

Mais n’allons pas plus loin dans la conceptualisation de la musique et écoutons ce que nous offre ici Aldous R. H. : un album libéré de toutes contraintes sur lequel, enfouies sous les « tape hiss », la production minimale, les claviers vintage et la batterie bringuebalante, se cachent quelques remarquables perles. Les couleurs soniques rappellent R. Stevie Moore ou encore Ariel Pink à ses débuts, et la tessiture vocale d’Aldous R. H. évoque celle de Bradford Cox de DeerhunterMISC. DISC est un album concis, une mosaïque constante de styles dont les grands moments sont ce « Watering, I » à la mélodie pop ingénieuse et aux ponts soyeux, l’entraînant « Sunrise Distributors », le dronesque et minimaliste « Reverie for Rev. F Yongo » et, enfin, cette ballade romantique qu’est « Love Is Inside You ».

Dépouillé, presque primitif, mais surtout sincère, MISC. DISC est un disque dont les miscellanées musicales raviront les oreilles buissonnières et insoumises.

Chronique parue sur Goûte Mes Disques

Ekstasis

Ekstasis

Julia Holter

 

Note 8/10
Label : RVNG INTL.
Année : 2012

Ekstasis, troisième album de Julia Holter, prolonge l’ébranlement, le trouble musical inauguré sur Tragedy paru l’année dernière : un épanchement inspiré par le théâtre de la Grèce antique, une trame narrative mythologique. L’album a été enregistré au même moment que Tragedy, mais là où ce dernier puisait sa force dans la linéarité presque cinématographique (thématique et musicale), l’artiste s’affranchit de toutes contraintes sur Ekstasis et se rapproche, volontairement ou non, d’une écriture aux inclinations beaucoup plus pop. Quand à la voix de Julia Holter, elle se colore de la tessiture d’autre grand noms, tout particulièrementTrish Keenan (feu la voix d’or de Broadcast) et, de manière encore plus évidente, Stina Nordenstam.

« Marienbad », premier morceau de l’album dont le titre est une référence directe au film « L’année dernière à Marienbad » d’Alain Resnais, ancre la tonalité du reste de l’album: complexe et galante à la fois, entre la douceur de l’introduction du morceau et le pont aux syllabes répétées rappelant « O Superman » de Laurie AndersonEkstasis a le pouvoir d’évoquer, d’invoquer diverses autres entités nécessaires tout en préservant sa propre unité, sa propre personnalité (« Boy in the Moon » illustrant, par exemple, le mariage fictif de Brian Eno période ambiante à Nico période Desertshore). Le titre de l’album, tiré du latin et signifiant « être en dehors de soi-même », justifie les dédales sonores empruntées par Holter. Tout ici est bel et bien au-delà et en dehors: les compositions puisent dans le baroque et transfigurent le songwriting traditionnel.

Ces objets sonores d’une apparente complexité évoquent un angle tout autre de la musique pop moderne, même si le terme « pop » doit évidemment être ici pris à la légère. Jusqu’aux dernières volutes de saxophone free-jazz de « This Is Ekstasis », Julia Holter s’empare de l’art du camouflage, survole les époques, irrigue les compositions d’Ekstasis de torrents acoustiques et synthétiques, insolents et ingénieux. Le tout pour nous offrir un disque qui, tout bien réfléchi, porte magnifiquement bien son nom.

Chronique parue sur Goûte Mes Disques