Lost-Themes

Lost Themes

John Carpenter

 

Note : 7/10
Label : Sacred Bones Records
Année : 2015

Hydre revêche et synthétique à neuf têtes, Lost Themes de John Carpenter associe le bon grain et l’ivraie.

Avant toutes choses, John Carpenter est le grand géniteur d’une filmographie dont certains segments sont des concentrés de terreur (The Thing, In the Mouth of Madness), d’angoisse latente (Halloween) ou d’ingénieux anthropomorphismes (The Fog). Et certaines de ses bandes originales, celles citées précédemment (à l’exception de The Thing, composée par le non moins impeccable Ennio Morricone) ainsi que celle d’Assault on Precinct 13, sont précisément de fantastiques mises en abyme sonores de l’obsession et du malaise inscrit sur la pellicule. Citons, pour illustrer ce propos, «Myer’s House» (Halloween) ou «Reel 9» (le sombre sommet de la B.O. de The Fog, qui est dans son intégralité le chef-d’oeuvre musical de Carpenter).

Après quatre décennies de compositions destinées à accompagner ses films, et à l’âge de 67 ans, John Carpenter fait paraître Lost Themes, véritablement son premier album puisque les morceaux qui le constituent sont des substances autonomes. Le maître lui-même l’annonce, en se remémorant les séances d’enregistrement du disque : “Aucun acteur ne me demandait ce qu’il devait faire, aucune équipe n’attendait, il n’y avait pas de salle de montage où aller. C’était juste du plaisir.” Ainsi, les morceaux ne se rattachent à aucune imagerie et fonctionnent en totale autarcie. Mélodiquement, Lost Themes est un bréviaire en neuf chapitres, un condensé de tout ce que Carpenter a écrit jusqu’à présent, et cela inclut le bon comme le moins bon. L’album débute par quelques accords de piano rapidement rattrapés par les rythmes et nappes artificielles. Un brin mélancolique, «Vortex» fait partie des morceaux les mieux maîtrisés.

Quant à lui, «Obsidian» fonctionne comme un court-métrage, développe sa narration à travers différents mouvements dont certains sont fâcheusement à la limite du mauvais goût, tel ce douteux mélange de batteries synthétiques et de guitares saturées qui donne cependant ce douceâtre charme suranné et cette nette impression de se retrouver pile au milieu des 80s. Mais comment en vouloir à Carpenter qui ne fait que tisser la trame sonore de nos propres cauchemars. Comment en vouloir à Carpenter de faire tout bonnement du Carpenter ?

Lost Themes est un hydre synthétique à neuf têtes, un album revêche qui pose les bases de la scénographie d’un film imaginaire, avec  néanmoins une nette préférence pour quelques séquences telles que «Fallen», «Purgatory» ou «Night», où la rythmique s’efface ou n’est là que pour marquer le tempo, que pour signifier l’anéantissement du temps, afin de laisser place au spleen caractéristique des ouvrages les moins tempétueux de Carpenter.

Chronique parue sur Bong Magazine

Viet-Cong

Viet Cong

Viet Cong

 

Note : 8/10
Label : Jagjaguwar
Année : 2015

Après la sortie d’une excitante cassette l’an passé, Viet Cong nous revient avec un cathartique disque au long cours.

Viet Cong est pour moitié bâti sur les cendres sacrées et toujours fumantes de Women, dont Public Strain, leur second et ultime album paru en 2010, est un monument de noise mélodique et dissonant, et dont certains morceaux tels que «Heat Distraction» ou «Eyesore» restent impérissables. En effet, au bassiste Matt Flegel et au batteur Mike Wallace (autrement dit le squelette rythmique de feu Women) se sont annexés les guitaristes Scott Munro et Daniel Christiansen. Viet Cong glisse sur les mêmes pentes abruptes que Women, mais la parenté s’arrête là.

Le groupe puise ses ressources dans un fatras rugueux, dans des décombres sonores manifestement paranoïaques. Viet Cong est un puzzle grand format, dont les pièces s’assemblent sans accrocs malgré leurs disparités. La boussole s’affole et les morceaux prennent régulièrement des directions diamétralement opposées à leur point de départ. Mais le fracas se fait ici toujours avec élégance, et cohérence.  Les voix s’effacent régulièrement pour étaler la violence instrumentale, ou pour au contraire établir l’apaisement, comme pour entamer une cicatrisation des plaies dues à l’acier des cordes tranchantes des guitares.

Car Viet Cong est essentiellement un album brutal. Le morceau introductif «Newspaper Spoons» en est l’illustration parfaite et formalise la jurisprudence sonique pour le reste de l’album : les fûts sur-saturés et les guitares stridentes sont la trame lunatique d’une ligne de chant ici énoncée telle une invocation. «March of Progress» fonctionne comme un triptyque métronomique, sa longue introduction martiale s’efface pour façonner un mantra aux guitares carillonnantes, suivi d’une sauvage troisième partie, impétueuse conclusion d’une écriture qui s’articule autour d’un esthétisme à haute teneur dramatique. Si l’on pouvait fixer la matière sonore de Viet Cong sur écran, le gros grain de la pellicule laisserait percevoir des dédales brumeux, des silhouettes tordues, de longs corridors faisant office de caisses de résonance, de hauts plafonds aux lustres aveuglants et prêts à sournoisement se foutre par terre.

«Bunker Buster» et «Continental Shelf» font office de centre névralgique, voire de nœud dramatique de l’album. Le premier morceau est hypnotique et étourdissant à souhait, lorsque le second demeure assurément la plus admirable source lumineuse du disque. L’album s’achève sur «Death», pièce de résistance d’un peu plus de 11 minutes et point final d’un album qui fait fi de toute cartographie. Ici, les morceaux sont joués très fort, en recherche constante de vitalité, voraces et implacables. Loin de tout asservissement, loin de tout simulacre.

Chronique parue sur Bong Magazine

Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra

Fuck Off Get Free We Pour Light On Everything

Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra

 

Note : 8/10
Label : Constellation Records
Année : 2014

Thee Silver Mt. Zion poursuit sur son nouvel album le raffinage de ses ardents cantiques.

En maintenant treize années d’existence, Thee Silver Mt. Zion prolonge l’assèchement des glandes lacrymales autrefois mises à l’épreuve sur ses deux premiers albums ivres de violons inquiétants et de sombres partitions. Une électrification catégorique, un bouleversement sonore s’est établi depuis longtemps déjà — Ce n’est pas pour rien que le groupe a nommé un de ses albums This Is Our Punk-Rock — et la hargne s’est férocement et définitivement introduite dans son langage au moment de la sortie du sauvage et brutal 13 Blues For Thirteen Moons en 2008.

Constamment en mouvement, Thee Silver Mt. Zion a connu diverses formations (jusqu’à dix musiciens, invités inclus). Sur Fuck Off Get Free We Pour Light On Everything le groupe resserre les rangs et se limite dorénavant à cinq membres. David Payant, nouveau batteur — déjà présent sur l’album précédent mais dont la contribution rythmique est ici indéniable — injecte une vélocité sans pareil. Le groupe n’a jamais été aussi cinglant que sur « Take Away These Early Grave Blues », cavalcade carabinée menée tambour battant. L’album est en outre un des mieux produits du groupe. Là ou d’autres souffrent d’asphyxie (plus particulièrement le très beau mais trop voilé Horses in the Sky paru en 2005), celui-ci jouit d’un son efficace et éclatant.

Les premiers morceaux « Fuck Off Get Free (For the Island of Montreal) » et « Austerity Blues », sont les fondations d’un album diablement mélodique : tous deux grondent pour finalement s’assagir à l’aide d’incantations vocales. C’est avec l’effréné « Take Away These Early Grave Blues » que l’on passe aux choses sérieuses. « Little Ones Run » est une belle ballade au piano chantée par Jessica Moss et Sophie Trudeau tandis que « What We Loved Was Not Enough » atteste une fois de plus de la haute qualité d’écriture du groupe. Un nombre restreint d’accords, des enluminures électrifiées, Thee Silver Mt. Zion n’est jamais très loin de l’énergie fondamentale du blues. Enfin, « Rains Thru the Roof at Thee Grande Ballroom (For Capital Steez) », hommage au rappeur américain qui s’est suicidé en sautant d’un immeuble fin 2012, désarçonne par son instrumentation synthétique pareille à une brume consolatrice.

À des années-lumière du post-rock, genre auquel Thee Silver Mt. Zion n’a au demeurant appartenu que dans l’affiliation de certains de ses membres (dont Efrim Menuck) à Godspeed You! Black EmperorFuck Off Get Free We Pour Light On Everything est le grand émancipateur d’un groupe qui n’a eu de cesse de raffiner et perfectionner son message.

Chronique parue sur Bong Magazine

Shadow Motel

Ausfahrt Nach

Shadow Motel

 

Note : 8/10
Label : Crane Records
Année : 2013

Bande son d’un roman noir comme le bitume, Ausfahrt Nach est le premier album bouillonnant et maîtrisé de Shadow Motel.

Décidément, Crane Records a le flair pour enchaîner les sorties imposantes. Après le dangereux Tokkoubana des parisiens Seventeen at This Time, le label publie Ausfahrt Nach, premier album du trio lillois Shadow Motel. Avec une moyenne d’âge de 23 ans, le groupe affole par une superbe maîtrise d’écriture quasi-dramatique, une dextérité dans l’art de créer un espace sonore nocturne et inquiétant. Et malgré sa complexité, Ausfahrt Nach a été enregistré d’une traite, en seulement trois jours : “On avait pas mal préparé l’enregistrement pour pouvoir être efficaces et on faisait des soirées bières-badminton pour se détendre. Nous tenions à garder la spontanéité de nos concerts, donc nous avons opté pour une prise de son live. L’album a été enregistré par Thomas Fourny qui joue dans We Are Enfant Terrible, et qui a réussi à saisir le son que l’on attendait : shoegaze, avec une pointe de pop, et une ambiance générale d’outre-tombe. Le mastering est de Carl Saff, qui est basé à Chicago, et qui a fait du super boulot, notamment en réussissant à ne pas écraser le son.”

Il en résulte une production effectivement parfaite, des guitares lourdes et flamboyantes, une batterie tribale martelée avec précision et une voix insaisissable qui serpente entre les timbres de Patti Smith, Lydia Lunch ou Eleanor Friedberger des Fiery Furnaces. De quoi faire d’Ausfahrt Nach un album aux terminaisons nerveuses prenant directement leurs sources dans un imaginaire sonique basé outre-Atlantique. Les membres du groupe citent d’ailleurs comme influences majeures Sonic Youth, My Bloody Valentine, Ride, The Jesus and Mary Chain ou The Doors. Julien malmène sa guitare à la manière incendiaire d’un Lee Ranaldo et Swan joue de son orgue avec une attitude rappelant évidemment celle d’un Ray Manzarek, et qui n’a pour autant absolument rien du pastiche.

Au delà de l’ascendance, Shadow Motel possède sa propre géographie, son climat singulier : «  Can You Please Tune Me In?  » aux perverses accélérations et décélérations, «  Strategy  » dont les très beaux couplets s’affaissent dans d’épineux refrains ou encore le brûlant et inquisiteur «  Love or Disaster  » sont autant de compositions aussi précieuses qu’affûtées, aussi glacées qu’incendiaires.

Américain, mais également germanique de par son titre autoroutier (traduction : “Sortie vers …”), Ausfahrt Nach est un album aux frontières vaporeuses et véritablement indistinctes, sur lequel les trois membres du groupe semblent polariser toute leur fringance pour élaborer un territoire bouillonnant et fébrile, un roman noir sonore.

Chronique parue sur Bong Magazine

It's Alive

It’s Alive

La Luz

 

Note : 8/10
Label : Hardly Art
Année : 2013

It’s Alive, éblouissant premier album de La Luz, transpire d’éclats sonores et porte fièrement le flambeau estampillé surf-music.

Le label Hardly Art a fait paraître plus tôt cette année le dernier album de Shannon and the Clams qui évoquait une certaine perfection de la cause surf / rockabilly, et les quatre filles de La Luz ne se sont pas trompées en sortant leur premier album It’s Alive sur ce même label. Inversement, Hardly Art, qui commence à posséder un très chouette catalogue garage et consorts (Jacuzzi Boys, Hunx & His Punx, Deep Time et Colleen Green, pour ne citer qu’eux), a fait preuve de discernement en signant le groupe. Le parcours de La Luz est d’ailleurs jusqu’ici exemplaire puisque, depuis les débuts du groupe originaire de Seattle il y a à peine un an, un EP 5 titres est paru chez Burger Records et Suicide Squeeze a édité un 45 tours.

 Un labyrinthe doré inextricable formant les contours d’un visage aux yeux d’un bleu givré, les globes oculaires inexistants ; voici pour la pochette (réalisée par l’artiste Matthew Craven). À l’intérieur, l’édition limitée du disque vinyle est, pour les plus rapides, d’un bleu pâle. Ces impressions chromatiques ne sont guère innocentes puisqu’elles révèlent la teneur musicale de ce disque. Fondamentalement, It’s Alive est un disque de musique surf, de ce genre simple et enjoué apparu au milieu du XXème siècle ; si simple que l’on pensait en avoir fait le tour jusqu’à ce que l’on pose cet album sur la platine. Les intentions sont empreintes de lucidité car il n’est pas ici question de reproduire ad nauseam la codification d’un genre. Ces codes sont bien là (essentiellement de la réverbération sur la guitare et les voix) mais au delà, la parure, autrement dit la production, brille de mille feux et, plus important, l’ossature mélodique de l’album est irréprochable.

« Sure As Spring » débute l’album sur les chapeaux de roue : entre couplets, refrains, solos de guitare et de claviers, le rideau s’ouvre sur un captivant panorama sonique. Éclatantes mélodies, harmonies à quatre voix (quatre timbres qui s’accordent d’ailleurs parfaitement) et une imparable section rythmique subliment tout au long de l’album des morceaux conquérants ou sereins. Les titres mid-tempo de l’album, « What Good Am I? », « Call Me in the Day » et « You Can Never Know » incite à la flânerie ; il y a de la délicatesse dans les pleins et les déliés des grilles d’accords utilisées. La Luz parachève l’harponnage mélodique de nos cœurs avec les morceaux les plus obsédants du disque : « All The Time », « It’s Alive » et « Big Big Blood ». Enfin, deux plages instrumentales, « Sunstroke » et « Phantom Feelings », soulignent de manière encore plus évidente le caractère surf music du disque en suggérant l’œuvre de celui que l’on surnomme le “King of the surf guitar” : Dick Dale.

Quelques mots viennent en tête à l’écoute de It’s Alive, des termes qui fusent presque insolemment : “effervescence”, “enthousiasme” et, bien évidemment, “insolation”. En espagnol, “La Luz” signifie “la lumière”. Incandescente, éblouissante, la musique gravée sur It’s Alive l’est véritablement. Ce disque transpire d’éclats sonores, et semble même vibrer comme sous la chaleur d’un soleil de plomb. C’est aussi, et surtout, un fantastique et sincère premier album.

Chronique parue sur Bong Magazine